Morceaux d'histoires #2 : j'ai vomi mes larmes ...




La rue est bruyante. Un mélange de crasse et de buée rend la vue sur l'extérieur étrangement floue. Il fait déjà froid. Les corps grelottent dans leur manteaux de mi-saison. Je vois des formes déambuler comme des taches grises. Moi je n'ai pas froid. Je n'ai pas chaud. Je suis comme transparente à moi-même.

Mon café s'est renversé dans sa soucoupe. Après chaque gorgée quand je repose la tasse, elle patauge dans un Ploc ploc vaguement écœurant.
Je recommence ce petit jeu encore une ou deux fois. La tasse adhère d'abord, comme ventousée, et retombe dans un bruit sourd.

C'est donc ça  prendre son café seule.
Découvrir que l'on peut jouer d'un fond de jus froid dans de la porcelaine élimée.

Une télé, derrière le poteau du milieu de la salle, laisse entrevoir des images de mannequins filiformes qui défilent. Fashion week télévisuelle dans PMU crasseux. Le catwalk luisant sous les néons et les jambes osseuses interminables.
Je prends machinalement mon téléphone sur la table, j'aurai voulu revenir en arrière, juste quelques jours, pour faire encore semblant que tout va bien.
Lui et moi. 
Un appel quand tu veux - des réponses évidentes et réconfortantes : 
"Faut-il passer chez franprix racheter du café - mon patron m'a collé un nouveau dossier je vais rentrer tard ce soir mon chéri - quel enfoiré ton N+1 - du Nescafé ça suffira". 

A quoi peut-elle bien ressembler celle avec qui tu le prends maintenant ton café ?
Est-elle si différente de moi ? A-t'elle des seins lourds et ronds ? Des hanches rebondies ou une silhouette de sylphide ?

Peut-être même qu'elle est drôle. 
J'aurais tellement voulu être drôle moi aussi. 

Gamine je crois pourtant que je faisais rire les camarades dans la cour de récré. 
Puis j'ai arrété.
Je suis passée à autre chose. 
Je suis devenue une adulte occupée...

Je ne peux plus t'appeler. 
Tu me l'as interdit comme on interdit l'entrée d'une boutique au chien.

"Je n'ai rien pu faire contre cette évidence blabla il s'est passé de suite quelque  
chose de très intense entre nous blabla C'est la vie ce sont des choses qui arrivent. Je suis désolé, je pars."

Je suis désolé. Connard. 
Ne prend pas l'air pourchassé du tueur en cavale.

...Je n'ai rien vu venir.
Il m'a balancé, ça, comme ça, puis il a empoigné son sac de sport bourré à bloc, sa valise qui portait encore l'étiquette du vol de notre dernier voyage à Marrakech, et il est parti.
C'était ça la fin de huit année d'une histoire de couple ? 
C'est de cette façon là que les projets s’arrêtent ? Que l'espace temps est disloqué ?

Je n'ai pas eu droit à plus d'explication.
Une consigne seule : "ne m'appelle pas."

Sur la table de la salle à manger, une grande enveloppe kraft trônait, Anne écrit dessus, au bic rouge, en minuscule, sans majuscule pour le A. 

Je ne mérite même pas une majuscule, je suis devenue un nom commun. 

Marquée au rouge comme une mauvaise note. Je l'ai ouverte comme on ouvre son 
bulletin, je craignais les appréciations. Plusieurs chèques, sa participation au loyer jusqu'au préavis, une avance pour les charges des trois mois à venir, le double des clés de ma bagnole. 
Tout y était. 
Il ne manquait rien de prévu à ce faux départ précipité. 
Placards vidés, propriétés de chacun savamment partagées. Même les fourchettes étaient réparties. Grand prince, il avait laissé toutes les cuillères.

Bien orchestrée pour un départ surprise.

Même pas une nouvelle adresse pour le joindre. 
Il s'était volatilisé en dix minutes.

J'avais bien vu des changements, des différences, ce putain d'instinct féminin. 
Est ce que j'ai voulu, ne rien voir ? Me prendre la vérité comme on se prend une porte, pour se réveiller d'une marche hagarde ?...

Mon café est froid maintenant. Le café s'est vidé des travailleurs de passage. Il n'y a plus que moi et la radio hurlant une gloire passée des années quatre-vingt.

Il va bien falloir que je ressente quelque chose à un moment. Mon corps tout entier est anesthésié. Je ne ressens rien.
Me voici ethnologue, en pleine étude de ma génération. Je dissèque et analyse les mœurs de ma tribu, mais mon cœur reste vide.

Les questions sur les sentiments, normalement, on se les pose avant de rompre.
Pas après. 

Il a tout saccagé et il me force maintenant à me demander ce que je voulais, moi,
finalement. 
J'ai pleuré c'est vrai devant mon enveloppe l'autre jour. Des larmes de rage, d'enfant contrariée par le tour imprévu que prenait ma journée. Puis lentement tout mon être a sombré, comme en état de choc. 
Après ses larmes, rien n'a suivi. A sec. Plus aucune envie. Rien.
Bouffer - baiser - rien. 
Rien ne m'interesse à part comprendre. Reprendre inlassablement le fil de l'histoire, déméler le quotidien. Des chemises fraichement repassées, à ses absence pendant
les conversations du dîner.

Tout le monde est parti travailler, sauf moi. Je n'y suis plus allée depuis ça.

Ce boulot, comme ce type,  je ne sais plus si j'en avais vraiment envie au fond.

Je me force à boire le café froid, comme pour éprouver un peu plus mes sensations. Ma gorge se serre, j'ai un haut le cœur, mon corps réagit enfin. Une gorgée de plus, encore, avale, avale pour te remplir de de cette envie de vomir. Un rot sonore se coince dans ma trachée pour se terminer en gargouillement infame dans ma bouche.

Je n'irai plus au bureau, à la salle de sport, à toutes ses conneries que j'ai faites sans savoir pourquoi.
Je vais refaire mon cv, changer de boite au moins, avec mes économies de ménagère exemplaire, je peux tenir six mois. 

J'échange mes certitudes contre l'aventure du lendemain. 
Ma parfaite routine n'était que du vent de toute façon. Une fanfaronnade de profil facebook tenu impeccablement. Ne manquait à mon rêve de série B qu'un mariage et un bébé. J'avais tout programmé pour l'année prochaine - la cérémonie en juin - la conception de l'héritier en août. 

Je ne sais plus rien, c'est le vide. Et si moi non plus je ne l'aimais pas, lui ? 

Ses rêves et ses envies, je m'en foutais bien au fond, il fallait que ça colle avec le programme c'était tout. 
Piètre manière d'aimer. 

Ma tête tourne, je me lève et me traîne jusqu'aux toilettes derrière le bar.
Je me cramponne à la rembarde dans la descente de l'escalier et dans un mouvement lent d'agonisante, je pousse la porte des WC. 

L'odeur d'urine rance finit de me soulever l'estomac, et dans un même élan, je rends mon café et je vomis mes larmes. 

A genoux sur le sol, accoudée à la cuvette, mes mains enserrent fort mon visage et je pleure, des larmes fortes et silencieuses, étouffées par la bile.

Je convulse doucement comme on purge des jours passés. 

Je n'entends plus la musique, mais j'entends enfin les battements de mon coeur. 


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