Rubriques morceaux d'histoires : "Issues de secours"


Je pousse la porte de ce bistrot inconnu. Trois mois déjà que je ne me suis plus assise dans un café. Un goût âcre me restait en bouche. Moi qui adore les cafés. Je commande un express et ne m'assieds pas. Je reste au comptoir. Dès la première gorgée, j'avale des mauvais souvenirs comme on se remémore une bonne gueule de bois à la première rasade de whisky.

J'avais attendu deux heures, dans un café du quartier, assise. Des flashs info en continu s'étaient substitués aux clips vidéo. Latex et lamé or avaient disparus. Des images de guerre défilaient. Je ne pouvais pas sortir du café. Je restais là, prostrée sur ma chaise. Je me tortillais nerveusement sur le paillage déchiré de l'assise. À chacune de mes gesticulations, les pointes d'osier déchiraient mon collant et me griffaient les cuisses. Quelques-uns débattaient près du comptoir, leurs paroles me parvenaient en un bourdonnement flou. Je sentais l'espace entre mes deux côtes se rétrécir. Je suffoquais en silence. La bouche à demi ouverte, aucun son ne s'en échappait.

On entend parler de la guerre dans les livres d'Histoire, dans les récits des grands-parents, dans les images irréelles du bout du monde. C'est terrifiant et fascinant, ça rend militant comme à l'achat d'un ouvrage Reporter sans frontière. La violence est partout déjà, mais moi, je pensais qu'en fermant les yeux très fort, elle n'existerait pas.
Puis un jour elle était là, sous nos yeux révulsés par l'horreur. Dehors, devant les portes d'une brasserie, des hommes en armes continuaient de se positionner. Des otages, des familles en pleurs, des cordons de sécurité. Les intervenants défilaient dans le poste de télévision, les avis se disputent avec les analyses. Il y a des responsables, des organisateurs, des coupables et des victimes. Sans avoir pu comprendre les enjeux, entre l'instant ou j'ai déchiré le papier de mon petit sachet de sucre roux et sans avoir eu le temps de le verser dans ma tasse de café, le temps s'était suspendu. J'ai refermé les yeux un instant. Fort. Très fort. Jusqu'à avoir mal. Je sentais ma paupière droite tressauter sous la pression musculaire. Les images allaient disparaître, le monde autour de moi allait redistribuer ses atomes pour effacer ces dernières heures. J'entrouvrais un œil. Rien n'avait bougé. Excepté le monsieur qui parlait à l'écran. Sa cravate avait changé. Ça ne devait pas être le même. Je le refermais. Je n'entendais que des mots, ensembles et seuls, pas de phrases. Alors mes yeux se sont mouillés. J'avais l'impression que l'étau de ma poitrine se desserrait un peu. Un vague sentiment de honte s'emparait de moi. J'étais là, je ne craignais rien et je crevais de trouille. Je ne savais pas ce que pouvait ressentir ceux qui étaient là-bas et dès que mon imagination s'aventurait dans leur tête, mon empathie déréglée me submergeait. Mon filtre était cassé, j'étais eux, ils étaient moi. J'avais mal dans ma chair. Je sentais mes intestins se tordre, mon corps n'était plus qu'un spasme, une douleur. J'aurais dû être raisonnable, j'aurais dû me contrôler. Je ne pouvais pas. Je perdais pied. Ma poitrine se serrait à nouveau. Ma respiration s'était accélérée, mon cœur cognait. J'avais chaud. La pluie battait les carreaux. Je transpirais, une goutte de sueur ruisselait sur mes tempes où tambourinait un battement de grosse caisse. J'ouvrais les yeux. Ma vue était trouble, je gigotais encore, m’agrippait à la table. On ne me remarquait pas. Chacun était pris dans sa tempête. Mon téléphone a sonné. Sonnerie ridicule dans cette ambiance de torpeur générale. Sa rengaine familière m'a sorti de mon état hypnotique. Mécaniquement j'ai tiré sur ma jupe et réajusté mes cheveux. J'ai repoussé ma tasse sur la table pour extraire l'addition de sous la soucoupe et j'ai sorti quelques pièces. J'ai empoigné mon sac et je me suis levée en un bond. La maille de mon collant prise dans le paillage de la chaise, a cédé et s'est déchirée brusquement. J'ai frotté vigoureusement ma peau endolorie comme pour faire disparaître au plus vite les stigmates de cette parenthèse de terreur. Je me suis dirigée vers la porte d'un pas hâtif.
Seules les griffures sur ma peau ont fini par disparaître.


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